Achille Mbembe: «la pensée n’a pas de frontières»
Achille Mbembe est un intellectuel africain. Il se définit désormais comme un théoricien de la « pensée-monde ». Il s’est installé il y a quelques années à Johannesburg en Afrique du Sud où il est membre de l’équipe du Wits Institute for Social & Economic Research (WISER) de l’Université du Witwatersrand. Il a publié aux éditions La Découverte en Octobre 2013 un essai intitulé Critique de la Raison Nègre. En 2000, il avait déjà publié De La Postcolonie. En 2010, il a publié Sortir de la Grande Nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée. Dans cette interview, il réagit aux « regards croisés des Historiens Camerounais à son égard« . Il dit en substance qu’il n’est pas un adepte des pensées villageoises. Car pour lui, la pensée n’a pas de frontières. Lisez ceci.
TamaAfrika: Au cours du récent congrès de l’Association des historiens camerounais devenu « Société Camerounaise d’Histoire », à la question de savoir : « Devons- nous considérer Achille Mbembe comme étant un historien contestataire ? », trois historiens ont donné leur réponse. Avant d’en venir à ces réponses, pour vous, « historien contestataire » a-t-il un sens ?
Achille Mbembe: Je ne veux pas être méchant. Mais je trouve tout de même surprenant qu’un congrès de professionnels perde son temps et ses énergies dans d’aussi faux problèmes. N’y a-t-il vraiment rien d’autre à faire ou des questions autrement plus urgentes pour la discipline, d’autres agendas de recherche à proposer ?
Daniel Abwa dit en substance que vous n’écrivez plus l’histoire parce que vous n’allez plus dans les archives pour récolter des données. Qu’en dites-vous ?
La définition traditionnelle des « archives » par les historiens de la vieille école a fait long feu. Il faut désormais passer à autre chose, élargir ses horizons et intégrer dans notre réflexion et dans notre pratique les discours sur la notion d’archive qui nous viennent des autres disciplines et courants de pensées.
Aujourd’hui, il est impossible de parler des intellectuels africains sans parler d’Achille Mbembe. Mais au Cameroun, dans la sphère de l’histoire, les « maîtres » en la matière refusent de reconnaître en vous un historien. Est-ce qu’il ne s’agit pas là d’un ostracisme comme vous le décrivez au sujet de Ruben Um Nyobè ? Ou alors, diriez-vous simplement, qu’on n’est pas prophète chez soi ?
Si de telles querelles existent véritablement, alors elles sont byzantines. Que je sois tenu pour un historien ou pas est le dernier de mes soucis. Je ne prends même pas cela pour un fait d’ostracisme. C’est lorsque l’on a rien à dire que l’on suscite ce genre de distraction. Ce qui importe, c’est de contribuer à éclairer, avec les outils critiques mis à notre disposition par les développements de la connaissance, notre condition actuelle.
Pour vous dire la vérité, la querelle concernant les frontières disciplinaires est, à mes yeux, d’un intérêt absolument nul. J’ai défendu une thèse d’histoire à propos d’un sujet qui, à l’époque, était tabou. Pour cela, j’ai payé un prix somme toute relatif. Je voudrais penser que ce n’est plus le cas pour les jeunes camerounais qui, aujourd’hui, se lancent dans une aventure intellectuelle similaire.
Mais au-delà de la discipline historique proprement dite, j’ai toujours manifesté une insatiable curiosité pour d’autres démarches de la pensée, d’autres modes d’argumentation ou, si vous voulez, d’autres épistémologies. Il y a, bien entendu, certaines méthodes plus ou moins propres à l’opération historiographique tout comme il y en a, s’agissant de l’anthropologie par exemple. Encore faudrait-il voir que, dans les champs contemporains de la connaissance, il n’existe plus de frontières étanches entre ces méthodes. L’enquête narrative par exemple a cessé d’être le pré carré des seuls historiens, à supposer qu’elle l’ait jamais été.
Les archives qui nous permettent de construire nos objets d’étude ou de privilégier certaines matières de problématisation plus que d’autres sont innombrables. Pour moi, la pensée n’a pas de frontières. Pour qu’elle se transforme en véritable voyage planétaire, elle a parfois besoin d’être dénationalisée et déterritorialisée. Ni la dénationalisation, ni la déterritorialisation ne la rendent moins contextuelle. Dans tous les cas, je ne suis pas, comme vous devez sans doute le deviner, un adepte des pensées villageoises.
Saibou Issa estime que vous êtes un « agitateur d’idées » et que vous puisez beaucoup dans la philosophie de Heidegger et la transdisciplinarité pour diffuser vos idées. Alors, quel doit être l’apport des disciplines connexes dans la construction de l’histoire ?
Il est toujours utile d’éviter les raccourcis et les généralités lorsqu’on veut porter un jugement sur une pensée en mouvement. Citer Heidegger ou Fanon n’a de sens que dans le contexte de l’argument dans lequel l’un ou l’autre sont convoqués.
Enfin, l’actualité au Cameroun est marquée par la célébration du «cinquantenaire de la Réunification » à Buéa le 20 Février dernier, soit plus de 52 ans après la réelle réunification. Une célébration marquée par une inflation de l’image du président Biya. Certaines banderoles l’ont d’ailleurs présenté comme le « père de la vraie réunification ». Quelle est votre analyse de cette situation ?
Une distraction de plus, dans un pays dominé par une pseudo-élite sans idée, sans imagination ni véritable conscience historique.
Merci Achille Mbembe.
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